Comment être hypersensible dans une société de la performance?
Publié le 24 Janvier 2019
Saverio Tomasella est docteur en psychopathologie, psychanalyste et écrivain. Il a fondé l’Observatoire de l’ultrasensibilité: ultrasensibles.com.
Il est l’auteur, notamment, de:
- Hypersensibles. Trop sensibles pour être heureux? Eyrolles, 2013.
- A fleur de peau (roman), Leduc, 2017.
- Attention coeurs fragiles! Les hypersensibles et l’amour, Eyrolles, 2018.
- J’aide mon enfant hypersensible à s’épanouir, Leduc, 2018.
- Les hypersensibles au bureau, Eyrolles, 2019.
La journée de l'hypersensibilité a lieu le 13 janvier. Dans notre société moribonde du "savoir paraître normal", l'hypersensible risque de perdre son âme.
Les sociétés dites "développées" sont paradoxales et sources de contradictions. Les cultures contemporaines sont notamment partagées entre la liberté d'expression et la course à la performance, le culte du corps et la croissance du virtuel, la valorisation de l'individuation et le poids de l'individualisme, la soumission aveugle à une prétendue "objectivité scientifique" ou "technique" et la prolifération de toutes sortes de superstitions, etc.
Une société en mal de sensibilité
Pour le psychiatre Christophe André, l'hypersensibilité n'est que la conséquence directe et salutaire d'une société "hyposensible", voire insensible. Certaines personnes nient l'existence de l'hypersensibilité. Les uns considèrent que chacun de nous peut être plus ou moins sensible selon les circonstances, ce qui est vrai. Les autres affirment que l'hypersensibilité n'existe pas et que seule compte la façon singulière dont chacun exprime sa sensibilité, ce qui est vrai aussi. Ces deux arguments n'empêchent pas la réalité d'une sensibilité élevée en décalage avec la majorité ambiante, comme le résume le tableau ci-dessous.
Pour résumer ce tableau, on pourrait dire en plaisantant que ceux qui vous traitent de chochottes ou vous reprochent de faire des chichis sont des brutes! Ce qui est vrai. Cela permet de renverser la situation pour rétablir la vérité, car ce n'est pas la sensibilité, même très élevée, qui est un problème, mais bien l'absence de sensibilité.
Pour une personne ultrasensible, la question centrale est donc: Comment être soi et vivre sa sensibilité unique? Plutôt que "comment se faire accepter en tant qu'hypersensible?" car, sinon, vous risquez probablement d'attendre très longtemps avant de vous sentir accepté(e)!
Dans la réalité, vouloir être "accepté" présente un risque qui n'échappe à aucun hypersensible. Il s'agit du risque de s'adapter aux autres et aux normes sociales, donc de perdre son âme. Certains psychanalystes appellent ce phénomène construire un "faux self" ou "faux soi", ce qui correspond à se forcer, à se sur-adapter, se "normaliser", s'obliger à devenir quelqu'un d'autre pour correspondre à ce que les autres attendent, imposent, prétendent être ou vouloir.
Ainsi, pour se faire accepter, les ultrasensibles ont tendance à dépenser beaucoup de temps et d'énergie pour vivre dans la culture de l'autre, à penser dans les catégories de l'autre et à s'exprimer dans la langue de l'autre. Cet effort permanent a un impact très puissant sur tout ce qu'ils vivent, y compris dans la sphère intime de l'affection, de l'amitié, de l'amour et de la sexualité. Les grands sensibles y perdent leurs repères et leur spontanéité. Ils se sentent parfois devenir des poupées et des pantins. Ils en souffrent énormément. Là encore, ces douleurs ne découlent pas de leur grande sensibilité, mais de ce qu'ils traversent et endurent pour vivre avec les autres en renonçant à être eux-mêmes. C'est ce renoncement inutile qui est source de souffrance, pas leur sensibilité élevée.
Le philosophe, chercheur et psychanalyste français Carlos Tinoco exprime très bien ce jeu de funambule pour tenter de préserver une part de sa sensibilité face aux prescriptions de la normalité sociale:
"La question que pose l'hypersensibilité n'est pas seulement la quantité ou l'intensité de la sensibilité, mais la complexité des ressentis, le tumulte des émotions et leurs divergences avec ce qui est attendu par l'entourage ou par la société, qui impose souvent une émotion univoque standardisée[1]."
Si chaque hypersensibilité est spécifique, chaque hypersensible est unique dans sa façon de trouver un équilibre précaire entre ce qu'il est et ce qu'il se croit obligé de dire ou de faire pour prendre sa place dans le monde, c'est-à-dire pour travailler, aimer et, si possible, créer.
Les destins de la sensibilité élevée
Les constats qui précèdent montrent indéniablement que les descriptions types de la sensibilité élevée sont forcément hasardeuses, si ce n'est fausses et mensongères. Les destins de l'hypersensibilité varient donc à l'infini. Certains sont surprenants. Au-delà de l'épanouissement dans une activité créatrice pour les artistes ou dans un métier de soin, d'enseignement, de communication pour biens d'autres, certaines personnes extrêmement sensibles peuvent choisir –au contraire– de se protéger radicalement de leur sensibilité, en la niant (pour elles-mêmes et pour les autres).
Ce risque de se couper de soi-même en rejetant sa sensibilité est nettement augmenté par les demandes de la culture puritaine dominante, une culture hygiéniste impersonnelle qui exige de nous que nous "contrôlions" ou "gérions" nos émotions, pour rentrer dans le rang d'une correction de façade et pour nous fondre dans une masse anonyme de clones sans aspérités et, surtout, sans révolte: de robots programmables, performants et serviles.
Nous touchons là le caractère éminemment politique de la défense de l'hypersensibilité, et plus largement de la sensibilité, un combat sociopolitique aussi important que le féminisme et les luttes LGBT, car cette société moribonde du "savoir paraître normal" vise à écraser nos subjectivités, nos désirs et nos existences libres. Une résistance intelligente et organisée se révèle donc plus que jamais nécessaire pour sauver nos peaux et nos vies, bref pour sauver notre humanité!
Alors, comment vivre sa sensibilité dans un tel contexte ? Affirmons-la sans relâche, et sous toutes ses formes, car ce n'est pas nous qui devons nous adapter à des personnes qui ont démissionné ou à celles qui répercutent les folles demandes du système. Pour être plus fort(e)s, rassemblons-nous, retrouvons-nous ensemble, partageons nos expériences, soutenons-nous mutuellement. C'est pour cela qu'a été créée la Journée de l'hypersensibilité qui aura lieu chaque année le 13 janvier. Ne nous cachons plus, il est grand temps de vivre au grand jour.
Hypersensibles de tous les pays, unissons-nous...
[1]Le 29 avril 2018, lors du salon Surdouessence, à Nanterre.
Pour en savoir plus, voir la vidéo de Saverio Tomasella
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