À quoi voit-on qu’on a vieilli ?
Publié le 12 Octobre 2021
La question qui fâche
Suffit-il de constater qu’on s’essouffle dès qu’on monte un escalier, qu’on répète les mêmes histoires à ses proches ou qu’on ne sait pas utiliser les applications de base de son smartphone pour voir qu’on a vieilli ? Pas seulement : vieillir, c’est surtout surestimer ses forces, devenir fataliste et trop penser à la mort, nous disent Rousseau, Cicéron et Montaigne. Mais par-delà l’usure ressentie du corps et de l’esprit, qu’est-ce que prendre conscience de son propre vieillissement ? À vous de le vérifier !
Vieillir, c’est surestimer ses forces. On voit que l’on a vieilli quand on n’a pas pris conscience que l’écart entre ce qu’on croit pouvoir faire et ce qu’on arrive à faire effectivement est devenu manifestement trop grand. Tel n’est pas le cas de Rousseau qui, dans ses Rêveries du promeneur solitaire (1782) critique la phrase de Solon : « Je deviens vieux en apprenant toujours ». Non, la lucidité oblige à se rendre compte qu’il y a un âge où l’on ne peut plus apprendre parce que, comme Rousseau l’avait déjà écrit dans l’Émile (1762) : « On rétrograde en avançant ». Vient un temps où il faut donc renoncer à augmenter son savoir car « ces vains efforts usent la vie, et nous empêchent d’en user ». Et si, sur les conseils de la gériatrie, on peut s’exercer à entretenir la mémoire de ce qu’on a appris pour ralentir sa propre sénescence, l’essentiel est sans doute ailleurs pour bien vieillir : méditer sur l’existence, tâcher de sortir de la vie « plus vertueux » qu’on y est entré.
Vieillir, c’est devenir exagérément fataliste. Car renoncer trop tôt est aussi un signe de vieillissement… À trop vouloir être raisonnable, on sous-estime sa capacité à être utile aux autres. Fausse sagesse que celle qui prétend qu’il faut laisser toute la place aux jeunes parce que le monde n’a plus besoin des anciens ! À 63 ans, quand il écrit son De senectute (De la vieillesse), Cicéron fait dire à Caton l’Ancien que « les États ont toujours été ruinés par les jeunes gens, sauvés ou restaurés par les vieillards », parce que si ces derniers ne peuvent plus « lancer le javelot » ou « manier le glaive », eux seuls peuvent, grâce à l’expérience qu’ils ont accumulée, « discerner, prévoir et conseiller ». On a donc vieilli quand on se rend compte un peu tard qu’on a démissionné prématurément. Peut-être fut-ce le cas de Cicéron lui-même, qui réussit à convaincre le Sénat de se méfier du conjurateur Catilina mais qui, près de vingt ans plus tard, fatigué par les intrigues de la politique romaine, resta muet face aux agissements de César, le tombeur de la République.
Vieillir, c’est penser trop tôt à la mort. Autre signe qu’on a vieilli : on commence à parler plus souvent de la mort, on songe à écrire un testament, bientôt à prendre une assurance obsèques. Mais cette idée de la mort, lorsqu’elle devient obsessionnelle, gâche l’existence et empêche de vivre la vieillesse comme une descente en pente douce vers l’instant redouté. Contre la tradition socratique qui affirme que « philosopher, c’est apprendre à mourir », Montaigne finit par se convaincre dans ses Essais qu’« un quart d’heure de souffrance passive sans conséquence, sans dommage, ne mérite pas des préceptes particuliers » (III, 12). Si la nature nous signale que nous vieillissons (« Voilà une dent qui me vient de choir, sans douleur, sans effort : c’était le terme naturel de sa durée », constate laconiquement Montaigne en III, 13, après avoir perdu une dent), elle rend aussi quasiment indolore l’extinction des diverses facultés de notre corps. Si bien que, si elle est naturelle, « la dernière mort […] ne tuera qu’un demi ou un quart d’homme ». La vieillesse a ses signes, les connaître n’implique pas qu’il faille s’en attrister.