Publié le 12 Août 2019

 

Michel Serres, Ph.D. (1930), French philosopher specialized in epistemology, professor as well as a writer, member of the prestigious French Academy (March 29th 1990), honoured with National Order of the Legion of Honour (Grand Officier de l’Ordre de la Legion d’Honneur) in July 2010, at his Parisian residence on May 5th, 2012. Picture by Manuel Cohen

En hommage à Michel Serres, nous republions un entretien exclusif qu'il nous avait accordé le 3 avril 2015.

 

 

 

Dans son dernier livre « Pantopie : de Hermès à Petite Poucette », le philosophe et académicien Michel Serres, 84 ans, revient sur les personnages et les concepts clés de son œuvre. Rencontre.

Pourquoi ce livre « Pantopie : de Hermès à Petite Poucette » , rédigé sous la forme d’entretiens ?

Tout est parti d’une rencontre avec Martin Legros et Sven Ortoli, deux journalistes de Philosophie Magazine qui m’ont proposé de faire le point sur l’ensemble de mon œuvre sous la forme de questions-réponses. Nous nous sommes rencontrés à plusieurs reprises pendant un an pour réaliser ce travail. Ces deux journalistes ont un talent que je n’ai pas pour permettre au grand public d’appréhender des concepts compliqués. Au final, ce livre est une synthèse très vivante de ma pensée.

 

Pour quelle raison dites-vous que la séparation entre les lettres et les sciences dans l’éducation est « très dommageable pour l’innovation » ?

L’Ecole normale supérieure, où j’ai obtenu l’agrégation de philosophie, a cette particularité qu’elle mélange depuis deux siècles des littéraires et des scientifiques. Et ça marche ! Je me souviens d’une scène à laquelle j’ai assisté, au début des années 1950, dans le réfectoire de l’ENS. Les scientifiques venaient de recevoir les premiers ordinateurs construits par des Américains. Ils échangeaient sur les mérites de ces machines et se demandaient comment traduire computers en français. Un littéraire, spécialiste du latin et de la théologie médiévale, très éloigné des sciences, s’est invité dans la conversation et a fait le rapprochement avec le deus ordinator, le dieu qui ordonne tout. Le mot ordinateur était né… Tous nos problèmes, aujourd’hui encore, sont interdisciplinaires. Le chômage, par exemple, touche aussi bien l’économie, que la finance, la démographie, la géographie … Dans ce contexte, il est très triste de rencontrer des littéraires qui ne connaissent rien aux sciences et, réciproquement, des scientifiques qui ne savent rien des lettres. Dans les deux cas, ils ignorent tout du monde moderne.

 

Avec le développement du numérique, les enseignants, mais aussi les médecins, n’ont plus le monopole du savoir. Cela vous inquiète-t-il ?

Au contraire, c’est une chance ! Ce n’est pas le monopole du savoir mais de l’information qui leur échappe. La différence est très importante. Si on s’intéresse au cancer par exemple, il est possible d’effectuer des recherches sur Internet, mais on ne va rien y comprendre. Il sera toujours indispensable de contacter un spécialiste qui pourra nous transmettre son savoir. Et puis envisager le savoir en termes de monopole, c’est abominable. Le savoir est à tout le monde, il est universel !

 

Compte tenu de la formidable évolution des technologies de l’information, le métier d’enseignant doit-il se réinventer ?

On n’a jamais eu autant besoin des enseignants ! Leur rôle perdure, mais il évolue. Autrefois, quand j’entrais dans un amphithéâtre, j’étais à peu près sûr que les étudiants ne savaient rien de ce que j’allais leur dire. Il y avait une présomption d’incompétence. Aujourd’hui, je suppose que la plupart de mes étudiants ont tapé le sujet de mon cours sur Wikipédia. Le travail des enseignants s’en trouve allégé car l’information est déjà passée, mais leur rôle de passeur de connaissances reste inchangé. Les cours en ligne bouleversent bien sûr l’enseignement supérieur. Mais cessons d’appeler ça les MOOC et de faire la publicité à nos concurrents américains en matière de numérique. C’est tellement ridicule de parler anglais en français ! Parlons plutôt de cours informatiques en ligne : CIEL, en abrégé, c’est quand même nettement plus joli, non ?

 

Vous dites qu’en France, on enseigne moins la philosophie que l’histoire de la philosophie. Voulez-vous dire qu’on ne sait plus réfléchir ?

Ce n’est pas la question. Je constate qu’on enferme le plus souvent les enseignements dans les lettres : on rabat la philosophie sur l’histoire de la philosophie, la littérature sur l’histoire de la littérature, la religion sur l’histoire de la religion. Il faut se délivrer du commentaire perpétuel, car c’est une sorte de gâtisme. A un moment, il faut essayer de philosopher et d’inventer !

 

Pourquoi dites-vous que « dans une classe, le professeur d’éducation physique devrait être le professeur principal » ?

Les professeurs d’éducation physique sont de très bons enseignants. Ils connaissent, en général, très bien les élèves, non pas uniquement par le biais de leurs performances mais dans leur identité corporelle, gestuelle et motrice. Or le corps est plus important qu’on ne le croit. Pour cette raison, j’estime qu’il faudrait donner plus d’importance aux professeurs d’EPS. J’ai en tout cas beaucoup d’estime et de reconnaissance envers mes anciens professeurs de gym, entraîneurs et guides de haute montagne. Ils m’ont appris beaucoup de choses.

 

Estimez-vous préoccupant que les jeunes soient de médiocres lecteurs et qu’ils présentent un mauvais niveau  de français écrit ?

Je ne suis pas persuadé qu’ils soient de mauvais lecteurs. Ils lisent moins de livres et encore moins de journaux, c’est une réalité. Mais ils lisent tout le temps, sur leur ordinateur ou leur tablette. Ils utilisent des abréviations dans les textos. Mais est-ce différent de la sténographie utilisée autrefois par les secrétaires ?

Concernant le niveau en français, il s’agit plutôt d’un problème de la langue qui préoccupe de la même façon bon nombre de pays européens. J’appartiens à l’Académie française qui confectionne un nouveau dictionnaire, tous les 15 à 18 ans, le temps que la langue se stabilise. Et aujourd’hui, nous pouvons calculer le gradient de différence de vocabulaire entre deux parutions. Depuis quatre siècles, entre chaque édition, le gradient entre les mots qui tombent et les nouveaux s’élève à 4000 mots. Mais entre notre dernier dictionnaire et celui que nous éditerons dans un ou deux ans, le gradient est de 37 000 mots. Ce n’est pas la faute des technologies : la langue est en train de muter ! Le portugais, l’italien ou encore l’anglais sont soumis aux mêmes mutations. Cela vient du changement profond des métiers et de pratiques qui ont disparu !

 

 

Rédigé par hl_66

Publié dans #Réflexion