Les gauchers, contrariés par les neurosciences
Publié le 24 Août 2020

Dans leurs recherches sur le cerveau, les spécialistes des neurosciences tendent à préférer les droitiers aux gauchers, qui se retrouvent exclus des protocoles de recherches. Le but ? Eviter de fausser les données. Une injustice de plus, dans un monde pensé pour les droitiers ?

La latéralisation du cerveau caractérise le fait que l'hémisphère droit ou gauche est plus sollicité dans une fonction donnée.• Crédits : piranka - Getty
"Si l'on parle souvent de déficients mentaux, de névrosés même chez les gauchers, il ne faut pas manquer de rappeler que certains d'entre eux sont naturellement doués, voire géniaux..." concédait, sur France Culture en 1978, le producteur Frédéric Christian dans l'émission "Ne quittez pas l'écoute" consacrée aux gauchers. "L'organisation cérébrale du gaucher ne peut pas se réduire à une formule inverse de celle du droitier. C'est ainsi que certains n'ont pas hésité à dire que les gauchers sont mal latéralisés", poursuivait-il.
Plus de 40 ans après, si les gauchers ne sont plus considérés comme des déficients mentaux, force est de constater que "l'organisation cérébrale des gauchers" continue de leur porter préjudice : ces derniers sont en effet les grands absents des études portant sur le cerveau. Que vous tentiez de vous inscrire à une expédition destinée à juger de l'influence de conditions extrêmes sur le cerveau ou plus généralement que vous participiez à une étude nécessitant une imagerie cérébrale, la tradition veut en effet que votre profil soit mis de côté pour peu que vous soyez gaucher.
"C'est une de ces "règles de base" que tout le monde apprend lorsque l'on commence à faire des neurosciences : inclure des gauchers n'est pas une bonne chose, témoigne ainsi Emma Karlsson, postdoctorante en psychologie et neurosciences cognitives à l'université de Bangor du Pays de Galles, dans un article de Vice [en anglais] consacré à ce sujet.
Une histoire de latéralisation
En cause ? La nécessité de créer des groupes d'études les plus similaires possibles. Or, le cerveau est composé de deux hémisphères, le gauche et le droit, qui ne jouent pas un rôle identique dans le traitement des informations. Chaque hémisphère gère ainsi la partie opposée du corps humain (si vous touchez un objet avec votre main gauche par exemple, c'est l'hémisphère droit qui traite l'information envoyée, et vice-versa). L'hémisphère gauche, lui, est connu pour avoir une prédominance dans le domaine du langage (l'écriture et la parole) ou la prise de décision.
Cette asymétrie fonctionnelle du cerveau n'exclut pas définitivement l'autre hémisphère du traitement des données, mais elle caractérise le fait que l'hémisphère droit ou gauche est plus sollicité dans une fonction donnée : c'est ce qu'on appelle la latéralisation. Lorsque les scientifiques font des recherches à l'aide d'imagerie médicale pour vérifier les zones où le cerveau s'active, le fait d'écarter les gauchers permet donc de réduire les variations des données récoltées.
Dans l'émission Concordance des Temps, l'historien Pierre-Michel Bertrand, auteur de L'Histoire des Gauchers, rappelait ainsi que "les droitiers sont en grande partie majoritaires. Ils représentent quelques 90 % de la population. On s'accorde en général à parler de 10 à 15% de gauchers dans nos démocraties, en Europe et aux Etats-Unis. Le gaucher, de toute manière, est une minorité. Il suffit d'être gaucher soi-même pour s'apercevoir qu'en effet, tout est fait pour les droitiers, du simple stylo accroché aux guichets des banques aux portillons du métro".
Statistiquement, on est cependant loin de retrouver ces chiffres dans les études consacrées au cerveau. Un rapport publié en avril dernier, intitulé "Un sujet sinistre : quantifier les biais de recrutement des gauchers dans la recherche actuelle en neuroimagerie" [en anglais], chiffrait le nombre de gauchers présents dans les études faisant appel à une imagerie du cerveau : sur 30 000 personnes, ils n'étaient ainsi que 3,2 % de personnes gauchères.
"L'idée c'est qu'il vaut mieux jouer la sécurité, être prudent et exclure les gauchers, précise Lyam Bailey, doctorant en neurosciences et l'un des auteurs de l'étude. Ce genre de mentalité est devenue très profondément ancrée dans les neurosciences cognitives". Un constat qui, selon lui, n'a pas que des avantages, et qui pose en plus le problème de priver les gauchers des potentiels résultats positifs de ces études :
Lorsque vous avez un champ entier [de la recherche] qui exclut les gauchers, vous privez 10% de la population d'avantages réels et tangibles auxquels leurs pairs ont librement accès. Nous ne savons pas ce que nous ne savons pas... Les gauchers pourraient être plus susceptibles de présenter des différences dans certaines caractéristiques, en ce qui concerne la mémoire, l'attention ou la structure du cerveau, par exemple. Mais nous ne le savons pas, parce qu'ils ne sont pas inclus dans la recherche...
Des gauchers longtemps mal perçus
Si la démarche initiale fait sens (essayer d'obtenir des données identiques pour détecter plus facilement un changement), elle traduit néanmoins le fait que les gauchers ont longtemps été considérés comme accessoires, voire malades. Dans l'émission "Ne quittez pas l'écoute", prenant pourtant place en 1975, le docteur Haecan, directeur d'études à l'EHESS et directeur de l'Unité de recherche neuro-psychologique et neuro-linguistique de l'Inserm, estimait ainsi le nombre de gauchers à environ 6 % de la population et répondait aux questions inquiètes des auditeurs :
Vous dites qu'il y a un fort pourcentage de gauchers parmi les déficients mentaux, mais je pense alors que ce ne sont pas des vrais gauchers. Ce sont des gens qui ont eu des lésions cérébrales à la naissance, parce que je crois qu'il n'y a pas plus de névrosés ou de troubles mentaux chez les gauchers que chez les droitiers. Deuxièmement, il est vrai que les gauchers, jusqu'à un certain point, sont une minorité opprimée. Étant donné que tout est fait pour les droitiers et que, par exemple, les instruments à peler les pommes de terre sont conçus uniquement pour les droitiers. Mais écoutez, il y a au moins 93 ou 94 % de gens droitiers.... Je ne sais pas si économiquement et dans une société de production, on pourra faire des outils pour les gauchers. Mais ça, ce n'est pas mon problème !
Dans l'émission Concordance des temps, l'historien Pierre-Michel Bertrand remontait en effet le fil de l'Histoire et s'attachait à démontrer que les gauchers, de tout temps, ont été contraints de vivre dans un monde pensé exclusivement pour les droitiers. Parmi de nombreux exemple, il rappelait entre autres que L'Ecclésiaste 10-2 statuait ainsi, dès le IIIe siècle avant J.-C. que "le cœur du sage est à sa droite, et le cœur de l'insensé à sa gauche" :
La Bible, la matrice de notre civilisation occidentale, est la grande pourvoyeuse de préjugés. Mais le modèle qui a le plus influencé la discrimination entre la main droite et la main gauche, c'est celui du Jugement dernier. Vous savez qu'à la fin des temps, il est prévu que le Christ revienne sur Terre pour juger les hommes et qu'il placera ceux qu'on appelle les brebis, c'est-à-dire les bons, ceux qui auront respecter les préceptes évangéliques, à sa droite. Il leur dira "Venez le royaume des cieux, vous est ouvert". Et les boucs, il les placera en revanche à sa gauche, et leur dira "Retirez-vous de moi, maudits, allez au feu éternel !". Les Pères de l'Église, les théologiens ont beaucoup glosé sur cette séparation de l'humanité et en ont conclu, de manière unanime, que pour espérer être du bon côté le moment venu, il faut d'ores et déjà, dès à présent, dans notre petite vie de mortel, faire en sorte de suivre cet exemple et de privilégier, nous aussi, notre droite à notre gauche.
Quelques millénaires plus tard, les gauchers se sont débarrassés de l'image négative qui leur collait à la main. Mieux encore, dans un curieux retournement de situation, le bruit court régulièrement que les gauchers sont plus susceptibles de devenir des génies, avec pour exemple à l'appui Leonard de Vinci ou Albert Einstein. La réalité est sans doute plus terre à terre : les gauchers, au même titre que les droitiers, sont tout ce qu'il y a de plus normaux.
Les gauchers, contrariés par les neurosciences
Dans leurs recherches sur le cerveau, les spécialistes des neurosciences tendent à préférer les droitiers aux gauchers, qui se retrouvent exclus des protocoles de recherches. Le but ? Eviter de...
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