Publié le 17 Mai 2021
Contrairement à l’idée reçue, les personnes qui remettent leur ouvrage
au lendemain sont des agents du progrès, car elles vont au-delà du premier
mouvement, banal et attendu
«La paresse fait tomber dans l’assoupissement et l’âme nonchalante éprouve la faim», prévient la Bible (Proverbes, 19:15). La procrastination n’a pas attendu le capitalisme pour être fessée, mais, depuis que «le temps, c’est de l’argent», ce travers est encore plus sévèrement condamné. Pourtant. De Newton à De Vinci, d’Archimède à Darwin, les grandes découvertes n’ont jamais surgi dans un moment de labeur acharné, mais lors de pauses, voire d’éternels reports au lendemain, où l’esprit pouvait vagabonder. Autrement dit, et la journaliste Fleur Daugey le dit très bien dans Procrastiner pour mieux créer, qui vient de paraître chez Actes Sud, les procastinateurs font avancer l’humanité.
Une étude, parue en 2020 dans l’Academy of Management Journal, le prouve. Jihae Shin, étudiante en psychologie dans la classe de l’Américain Adam Grant, spécialiste du sujet, a remarqué qu’elle sortait plus facilement du cadre lorsqu’elle procrastinait. Elle a alors imaginé une expérience au cours de laquelle des étudiants devaient proposer des idées de nouvelle entreprise, alors que des vidéos YouTube s’affichaient sur leur écran. Une seule vidéo pour le niveau de faible procrastination, quatre pour le niveau modéré et huit pour le niveau fort. «Les procrastinateurs modérés ont été 28% plus créatifs que les deux autres groupes», rapporte la chercheuse.
Les précrastinateurs sont ternes
S’abîmer dans la paresse ne donne évidemment aucun résultat. Mais tout faire tout de suite n’est pas plus bénéfique. Les précrastinateurs, c’est-à-dire les personnes qui «agissent sans plus attendre pour se libérer l’esprit», manquent singulièrement d’originalité. Pourquoi? Parce que les premières idées sont toujours les plus banales, répond la journaliste. Dans un brainstorming, le premier quart d’heure est embouteillé par les lieux communs. Il faut attendre que la galerie des idées reçues soit parcourue pour qu’apparaissent des niches inédites. La procrastination fait ça. En laissant du temps au temps, de l’espace à la pensée, elle «permet à l’esprit de découvrir de nouvelles façons d’envisager un problème et de créer».
Ce ne sont pas les grands découvreurs qui diront le contraire, s’amuse Fleur Daugey. Archimède ne se trouvait-il pas dans son bain lorsqu’il a eu l’intuition de la poussée qui porte son nom? Newton n’était-il pas en train de prendre le thé lorsque, voyant une pomme tomber au sol, il a découvert la loi de la gravitation? Et si La Joconde est La Joconde, n’est-ce pas lié au fait que Léonard de Vinci a mis plusieurs années à la peindre, la «négligeant» pour des expériences scientifiques qui, selon l’historien William Pannapacker, ont profité à la qualité du rendu final – notamment ses études sur la façon dont la lumière frappe une sphère?
Pas que pour les tâches ingrates
D’accord du côté des génies, mais qu’en est-il des gens ordinaires pour qui «s’y mettre» relève du calvaire? Fleur Daugey a des solutions, qu’elle livre après ces deux observations de fond. D’abord, contrairement à ce que l’on pense souvent, procrastiner ne relève pas d’un rapport compliqué au temps, mais d’une mauvaise gestion des émotions. Anxieux, le procrastinateur est un perfectionniste qui s’ignore, décuplant l’enjeu réel de l’action.
Ensuite, la procrastination ne concerne pas que des tâches ingrates, type déclaration fiscale, ménage de printemps ou visite au vieil oncle ronchon. Non, ce qui est troublant, relève la journaliste, c’est que l’on procrastine aussi au sujet de «choses agréables que l’on a toujours rêvé de faire». Aller voir les aurores boréales, se mettre au piano, étudier le japonais ou écrire un roman… Et le malheur veut que, si on est obligé de remplir sa déclaration fiscale, on n’est pas tenu de se mettre au piano. Ainsi, on serait nombreux, sur notre lit de mort, à nourrir de profonds regrets de n’avoir jamais honoré ces rendez-vous qui auraient pu nous élever…